Fusun est la plus tunisienne des Turcs. Dans son microcosme aux couleurs de son pays natal, cette grande pianiste a accepté de recevoir le HuffPost Tunisie pour revenir sur un parcours de dizaines d'années de passion et de don de soi.
C'est non sans insistance qu'elle accepte de parler d'elle-même. "Parlez de mes élèves!", c'est ce qui semble compter pour cette professeur de piano ayant passé une trentaine d'années à enseigner son instrument de coeur au Conservatoire national de musique.
Et il faut dire, que ses élèves le lui rendent bien: prix internationaux, parcours académiques brillants... "Cinq ans après mes débuts en Tunisie et ses premiers cours avec moi, j'ai vu une de mes élèves jouer avec l'orchestre symphonique. Elle est maintenant à Philadelphie, elle s'appelle Imen Fouli. Elle enseigne la géologie dans une grande université américaine. J'ai eu Nidhal Trabelsi, Bassem Makni, Sami Karoui, aujourd'hui gastrologue qui a joué plusieurs fois avec l'orchestre symphonique. J'ai eu Selim Mrad qui fait aujourd'hui la meilleure école d'ingénieur du son au monde", se souvient Fusun avec fierté mais un brin de regret: que ses élèves brillants n'aient pas choisi de faire une carrière dans la musique. "Quand on a une étincelle artistique je trouve que c'est dommage de ne pas aller jusqu'au bout. Le pays y perd. J'ai vu au moins deux talents qui auraient pu représenter la Tunisie à l'international. ils ont choisi d'autres parcours", déplore Fusun.
"J'ai vu qu'ici, il y avait un grand potentiel. Je me disais que tant que je suis là il fallait que je transmette ce que j'ai appris. En Allemagne, où on m'a proposé de rester enseigner, on me disait que, même dans une langue qui m'était étrangère, j'arrivais à bien transmettre. Ici j'ai appris le français avec mes élèves et j'ai vu qu'ils aimaient mes cours et que, moi, j'aimais ce parcours que je faisais avec eux".
"Des élèves, j'en ai suivis aussi en dehors du conservatoire. Ensuite, quand je voyais en eux du talent exceptionnel, je les emmenais au conservatoire. Je devais les rendre à cette institution car j'ai toujours cru que c'était à l'État de reprendre ces élèves. Je les choisissais pour le pays", explique Madame Regaieg.
Car au Conservatoire, la musicienne doit beaucoup. Elle y doit sa raison d'être ici: y enseigner ayant été la condition imposée par sa mère pour qu'elle accepte de la voir s'installer hors de Turquie. "En arrivant en Tunisie, elle m'avait dit que je pouvais y rester seulement si j'enseignais au conservatoire national. Je gagnais à mes débuts près de 30 dinars. C'était ce que je payais, par mois, en taxi. Et lorsque je lui exposais cela, elle me répondait que je devais y rester, même si je ne devais gagner qu'un dinar par mois!".
L'amour de la musique, Fusun le tient, en effet, de cette mère qui lui a donné la vie à côté d'un piano. "Je suis née dans la chambre du piano. Il neigeait ce jour-là et l'ambulance qui devait emmener ma mère accoucher n'a pas pu arriver jusque chez nous, sur les hauteurs d'Izmir. Ma mère a dû accoucher à la maison. On m'a dit qu'elle a fait le voeu, ce jour-là, que sa fille soit pianiste".
Celle-ci s'éprend dans un premier temps de la mandoline. "Je ne quittais pas mon instrument, même pas pour dormir. Et lorsque j'entendais ma mère et ma grand-mère, deux étages plus bas, chanter en cuisinant, je descendais pour les accompagner au mandoline". Douée et jouant parfaitement sans notes dès l'enfance, elle passe un concours à 10 ans et intègre un collège spécialisé où les heures de musique sont plus nombreuses qu'ailleurs. Un parcours brillant qui lui vaut une bourse d'études en Allemagne, là où son chemin croise celui du Tunisien avec lequel elle a choisi de faire sa vie.
"Mes parents n'ont pas accepté au début. Ils m'ont demandé de retourner en Turquie et d'y réfléchir pendant un an. Mon choix était fait ensuite et ils l'ont accepté", se souvient-elle. Et Fusun insiste à le rappeler: "Je suis venue au pays de Bourguiba, moi la fille d'Ataturk!".
Au pays de Bourguiba, elle découvre une différence avec son pays, ce qui la perturbe au début. "Il m'a fallu 7 ans! 7 ans à me poser des questions et à hésiter. Rester ou repartir. Je me disais des fois, ils parlent comme nous, eux aussi disent batania, baklawa ... J'ai encore le souvenir des émeutes du pain en 1984. J'avais peur, mais mon père me rassurait en me disant qu'en Turquie, à l'époque du putsch, ça avait été aussi compliqué". Fusun se souvient aussi de ses après-midis à la grande poste du centre-ville. "A l'époque, il n'y avait pas de téléphone, je devais partir d'El Manar jusqu'à la grande poste pour parler à mes parents". A chaque tentative de retour, quelque chose de plus fort qu'elle la retient à la Tunisie: ses élèves. "Je me disais que je ne pouvais les laisser tomber. Et ça me faisait revenir".
Et ils sont trois hommes à y avoir été pour grand-chose aussi: son père (qui lui a acheté un terrain sur les hauteurs d'El Manar où elle a bâti une maison qu'elle habite encore), son mari (qui lui rappelait qu'elle avait beaucoup de choses à faire en Tunisie) et Ahmed Achour, ancien chef de l'orchestre national et directeur du conservatoire de l'époque.
"Nous n'en avons jamais parlé, mais je sais que ce dernier a fait beaucoup de belles actions pour moi. Il a été ce coup de pouce donné au destin. Alors que j'étais vacataire, il m'a chargée des grands élèves d'abord, il a insisté ensuite pour que je sois naturalisée. J'ai eu la nationalité tunisienne en une semaine et très vite je suis devenue titulaire. Il croyait beaucoup en moi. Il croyait en la musique occidentale et classique et tenait à ce que cela soit enseigné au conservatoire", explique-t-elle.
Grâce à cet homme et à cette femme, des générations de pianistes ont pu produire de la diversité et de la richesse dans un paysage musical national qui commençait à privilégier la musique orientale.
"Mon objectif était de faire sortir une génération de pianistes tunisiens". Cet objectif Fusun l'a atteint et n'a pas arrêté de le poursuivre. Retraitée du Conservatoire national de musique depuis quelques mois, elle continue le parcours autrement.
En 2011, elle a fondé avec le soutien de quelques amis l'association des mélomanes de Tunisie Unisson. "Nous organisons des cours stages fermés tous les étés et ramenons en Tunisie, pour être en contact avec des élèves tunisiens, des musiciens du monde. Nous voulons emmener la musique et sa passion dans les villes tunisiennes. Nous projetons de mettre en place le premier choeur polyphonique de Tunisie".
Beaucoup de projets pour cette pianiste qui a choisi de faire carrière dans l'enseignement de son instrument et pour qui l'aventure se poursuit au profit de nombreux jeunes tunisiens. Saluant au passage d'un souvenir, Ahmed Achour, son ancien directeur, Fusun mentionne qu'elle a accompagné sa fille au piano et qu'elle a désormais sa petite fille comme élève.
Qui a dit qu'il fallait être entièrement tunisienne pour rêver grand pour ce pays? Fusun Guray Regaieg, la plus tunisienne des Turcs, un don de savoir et un transfert de passion, intergénérationnel!
C'est non sans insistance qu'elle accepte de parler d'elle-même. "Parlez de mes élèves!", c'est ce qui semble compter pour cette professeur de piano ayant passé une trentaine d'années à enseigner son instrument de coeur au Conservatoire national de musique.
Et il faut dire, que ses élèves le lui rendent bien: prix internationaux, parcours académiques brillants... "Cinq ans après mes débuts en Tunisie et ses premiers cours avec moi, j'ai vu une de mes élèves jouer avec l'orchestre symphonique. Elle est maintenant à Philadelphie, elle s'appelle Imen Fouli. Elle enseigne la géologie dans une grande université américaine. J'ai eu Nidhal Trabelsi, Bassem Makni, Sami Karoui, aujourd'hui gastrologue qui a joué plusieurs fois avec l'orchestre symphonique. J'ai eu Selim Mrad qui fait aujourd'hui la meilleure école d'ingénieur du son au monde", se souvient Fusun avec fierté mais un brin de regret: que ses élèves brillants n'aient pas choisi de faire une carrière dans la musique. "Quand on a une étincelle artistique je trouve que c'est dommage de ne pas aller jusqu'au bout. Le pays y perd. J'ai vu au moins deux talents qui auraient pu représenter la Tunisie à l'international. ils ont choisi d'autres parcours", déplore Fusun.
"J'ai vu qu'ici, il y avait un grand potentiel. Je me disais que tant que je suis là il fallait que je transmette ce que j'ai appris. En Allemagne, où on m'a proposé de rester enseigner, on me disait que, même dans une langue qui m'était étrangère, j'arrivais à bien transmettre. Ici j'ai appris le français avec mes élèves et j'ai vu qu'ils aimaient mes cours et que, moi, j'aimais ce parcours que je faisais avec eux".
"Des élèves, j'en ai suivis aussi en dehors du conservatoire. Ensuite, quand je voyais en eux du talent exceptionnel, je les emmenais au conservatoire. Je devais les rendre à cette institution car j'ai toujours cru que c'était à l'État de reprendre ces élèves. Je les choisissais pour le pays", explique Madame Regaieg.
Car au Conservatoire, la musicienne doit beaucoup. Elle y doit sa raison d'être ici: y enseigner ayant été la condition imposée par sa mère pour qu'elle accepte de la voir s'installer hors de Turquie. "En arrivant en Tunisie, elle m'avait dit que je pouvais y rester seulement si j'enseignais au conservatoire national. Je gagnais à mes débuts près de 30 dinars. C'était ce que je payais, par mois, en taxi. Et lorsque je lui exposais cela, elle me répondait que je devais y rester, même si je ne devais gagner qu'un dinar par mois!".
L'amour de la musique, Fusun le tient, en effet, de cette mère qui lui a donné la vie à côté d'un piano. "Je suis née dans la chambre du piano. Il neigeait ce jour-là et l'ambulance qui devait emmener ma mère accoucher n'a pas pu arriver jusque chez nous, sur les hauteurs d'Izmir. Ma mère a dû accoucher à la maison. On m'a dit qu'elle a fait le voeu, ce jour-là, que sa fille soit pianiste".
Celle-ci s'éprend dans un premier temps de la mandoline. "Je ne quittais pas mon instrument, même pas pour dormir. Et lorsque j'entendais ma mère et ma grand-mère, deux étages plus bas, chanter en cuisinant, je descendais pour les accompagner au mandoline". Douée et jouant parfaitement sans notes dès l'enfance, elle passe un concours à 10 ans et intègre un collège spécialisé où les heures de musique sont plus nombreuses qu'ailleurs. Un parcours brillant qui lui vaut une bourse d'études en Allemagne, là où son chemin croise celui du Tunisien avec lequel elle a choisi de faire sa vie.
"Mes parents n'ont pas accepté au début. Ils m'ont demandé de retourner en Turquie et d'y réfléchir pendant un an. Mon choix était fait ensuite et ils l'ont accepté", se souvient-elle. Et Fusun insiste à le rappeler: "Je suis venue au pays de Bourguiba, moi la fille d'Ataturk!".
Au pays de Bourguiba, elle découvre une différence avec son pays, ce qui la perturbe au début. "Il m'a fallu 7 ans! 7 ans à me poser des questions et à hésiter. Rester ou repartir. Je me disais des fois, ils parlent comme nous, eux aussi disent batania, baklawa ... J'ai encore le souvenir des émeutes du pain en 1984. J'avais peur, mais mon père me rassurait en me disant qu'en Turquie, à l'époque du putsch, ça avait été aussi compliqué". Fusun se souvient aussi de ses après-midis à la grande poste du centre-ville. "A l'époque, il n'y avait pas de téléphone, je devais partir d'El Manar jusqu'à la grande poste pour parler à mes parents". A chaque tentative de retour, quelque chose de plus fort qu'elle la retient à la Tunisie: ses élèves. "Je me disais que je ne pouvais les laisser tomber. Et ça me faisait revenir".
Et ils sont trois hommes à y avoir été pour grand-chose aussi: son père (qui lui a acheté un terrain sur les hauteurs d'El Manar où elle a bâti une maison qu'elle habite encore), son mari (qui lui rappelait qu'elle avait beaucoup de choses à faire en Tunisie) et Ahmed Achour, ancien chef de l'orchestre national et directeur du conservatoire de l'époque.
"Nous n'en avons jamais parlé, mais je sais que ce dernier a fait beaucoup de belles actions pour moi. Il a été ce coup de pouce donné au destin. Alors que j'étais vacataire, il m'a chargée des grands élèves d'abord, il a insisté ensuite pour que je sois naturalisée. J'ai eu la nationalité tunisienne en une semaine et très vite je suis devenue titulaire. Il croyait beaucoup en moi. Il croyait en la musique occidentale et classique et tenait à ce que cela soit enseigné au conservatoire", explique-t-elle.
Grâce à cet homme et à cette femme, des générations de pianistes ont pu produire de la diversité et de la richesse dans un paysage musical national qui commençait à privilégier la musique orientale.
"Mon objectif était de faire sortir une génération de pianistes tunisiens". Cet objectif Fusun l'a atteint et n'a pas arrêté de le poursuivre. Retraitée du Conservatoire national de musique depuis quelques mois, elle continue le parcours autrement.
En 2011, elle a fondé avec le soutien de quelques amis l'association des mélomanes de Tunisie Unisson. "Nous organisons des cours stages fermés tous les étés et ramenons en Tunisie, pour être en contact avec des élèves tunisiens, des musiciens du monde. Nous voulons emmener la musique et sa passion dans les villes tunisiennes. Nous projetons de mettre en place le premier choeur polyphonique de Tunisie".
Beaucoup de projets pour cette pianiste qui a choisi de faire carrière dans l'enseignement de son instrument et pour qui l'aventure se poursuit au profit de nombreux jeunes tunisiens. Saluant au passage d'un souvenir, Ahmed Achour, son ancien directeur, Fusun mentionne qu'elle a accompagné sa fille au piano et qu'elle a désormais sa petite fille comme élève.
Qui a dit qu'il fallait être entièrement tunisienne pour rêver grand pour ce pays? Fusun Guray Regaieg, la plus tunisienne des Turcs, un don de savoir et un transfert de passion, intergénérationnel!
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